Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Günther Anders - Extraits et questions

Modifié par Estelledurand

Profondément marqué par l'ampleur cataclysmique des bombardements nucléaires sur le Japon à la fin de la seconde guerre mondiale, au point d'entretenir une correspondance avec le pilote responsable Eatherly, Günther Anders nous livre dans les extraits suivants des réflexions qui dépassent le cadre historique de cet événement pour y voir un symbole de l'incapacité nouvelle de l'humanité à gérer psychologiquement, moralement, métaphysiquement, les actes dont elle est devenue capable.


Extrait 1 :

Je compris aussitôt, dès le 7 août probablement, soit un jour après Hiroshima et deux jours avant Nagasaki, que le 6 août était le premier jour d’une nouvelle ère : le jour à partir duquel l’humanité était devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer elle-même. Seulement, il m’a fallu des années avant d’oser me mettre devant une feuille de papier, pour remplir cette tâche qui était de rendre concevable ce que nous – par ce "nous", j’entendais l’humanité – étions alors capables de produire.

[...]

Ce qui a pris forme là, était le chapitre de L’Obsolescence de l’homme sur les "Racines de notre aveuglement face à l’Apocalypse" et sur le décalage entre ce que nous sommes capables de produire et ce que nous sommes capables d’imaginer. Aujourd’hui encore, je pense que j’ai effectivement dépeint, en soulignant ce décalage, la conditio humana de notre siècle et de tous les siècles à venir, pour autant qu’ils nous soient encore accordés ; et que l’immoralité ou la faute, aujourd’hui, ne réside ni dans la sensualité ou l’infidélité, ni dans la malhonnêteté ou l’immoralité, ni même dans l’exploitation, mais dans le manque d’imagination. Au contraire, aujourd’hui, notre premier postulat doit être : élargis les limites de ton imagination, pour savoir ce que tu fais. Ceci est d’ailleurs d’autant plus nécessaire que notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons : comme ils ont l’air inoffensifs, ces bidons de Zyklon B – je les ai vus à Auschwitz – , avec lesquels on a supprimé des millions de gens ! Et un réacteur atomique, comme il a l’air débonnaire avec son toit en forme de coupole ! Même si l’imagination seule reste insuffisante, entraînée de façon consciente elle saisit infiniment plus de « vérité » que la « perception ». Pour être à la hauteur de l’empirique, justement, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, il nous faut mobiliser notre imagination. C’est elle la « perception » d’aujourd’hui. 

Günther ANDERS, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? (1977), Allia, 2018, p. 64-66.


Extrait 2 : 

Science et conscience ont toujours été liées. Et aujourd’hui, cette distinction est complètement obsolète. Quoi qu’il en soit, rien ne prouve, me semble-t-il, que les hommes d’aujourd’hui, qui commettent des méfaits monstrueux, provoquent des génocides, soient plus "mauvais" que ceux des générations précédentes. Les qualités morales de l’homme moyen, de mon voisin, par exemple, qui est un homme très serviable, sont certainement aussi grandes que celles de son père ou de son grand-père tant qu’il est seulement question d’agir au sein d’un entourage limité. Les conséquences de ce que nous, hommes d’aujourd’hui pouvons provoquer, à l’aide de notre technologie hautement perfectionnée, ne nous sont, en un certain sens, pas imputables. Dans ma correspondance avec le pilote d’Hiroshima, Eatherly, j’ai forgé le concept de "coupable sans faute". Je ne prétends donc pas que l’ "homme" soit aujourd’hui plus mauvais, mais je dis que ses actions, à cause de l’énormité des outils dont il dispose, sont devenues énormes.

Ibidem, p. 66-67.


Extrait 3 :

J’appelle "supraliminaires" les événements et les actions qui sont trop grands pour être encore conçus par l’homme : si c’était le cas, ils pourraient être perçus et mémorisés. Jusqu’à présent, on ne connaissait en psychologie que l’ "infraliminaire". Weber et Fechner ont appelé "infraliminaires" les excitations qui sont trop petites pour que les hommes puissent encore les enregistrer. Aujourd’hui les "excitations" (s’il est possible de ranger des événements immenses sous ce terme académique) sont devenues trop grandes pour "accéder" encore à nous. 

Ibidem, p. 71-72.


Extrait 4 : 

On nous a traités de "semeurs de panique". C’est bien ce que nous cherchons à être. C’est un honneur de porter ce titre. La tâche morale la plus importante aujourd’hui consiste à faire comprendre aux hommes qu’ils doivent s’inquiéter et qu’ils doivent ouvertement proclamer leur peur légitime. Mettre en garde contre la panique que nous semons est criminel. La plupart des gens ne sont pas en mesure de faire naître d’eux-mêmes cette peur qu’il est nécessaire d’avoir aujourd’hui. Nous devons par conséquent les aider.

Ibidem, p. 92.


Extrait 5 :

Mon principe est : s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire.

Ibidem, p. 94.

 

Questions : 

1. Analysez en quoi le bombardement d'Hiroshima du "6 août [1945 fut] le premier jour d’une nouvelle ère" ? Si vous souhaitez approfondir cette analyse et compléter votre réponse, prenez connaissance du podcast de la perle suivante.

2. En quoi consiste "le décalage entre ce que nous sommes capables de produire et ce que nous sommes capables d’imaginer" dont parle l'auteur dans le premier extrait ?

3. Analysez le "premier postulat" éthique qu'il en retire : "élargis les limites de ton imagination, pour savoir ce que tu fais".

4. Quelle disproportion entre l'objet technique et ses effets l'auteur relève-t-il, à la fin du premier extrait ? 

5. Quelle référence à Rabelais reconnaissez-vous au début du deuxième extrait ? Quel sens le lien entre la technologie moderne et la morale prend-il désormais ? Pourquoi une telle dissociation, selon vous, entre la "culpabilité" et la "faute" ? Que nous dit-elle de la technique, et du rapport que l'homme entretient avec elle ?

6. À partir de la lecture du troisième extrait, analysez en quoi les effets de la technique moderne relèvent du "supraliminaire", et définissez ce terme.

7. En quoi l'auteur considère-t-il, dans le quatrième extrait, le fait de susciter de la peur comme "la tâche morale la plus importante aujourd’hui" ?

8. Analysez le principe éthique que l'auteur dégage dans le dernier extrait : "s’il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire."

a) En quoi y retrouve-t-on l'affirmation de la liberté humaine ?

b) Pourquoi la soumission aux probabilités serait-elle immorale ?

c) Qu'est, étymologiquement, une "situation épouvantable" ? Expliquez, ici, l'importance de la peur.

d) De quoi l'homme doit-il avoir peur ?


Réflexion :

Le propos de l'auteur, dans ces extraits, vous semble-t-il être un propos "désespéré" ? Justifiez précisément votre réponse.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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